mardi 17 avril 2007

Avant-Propos


New York, Penn Station, 1947.
Wendell Tandy, officier américain, a des médailles sur son uniforme. Il vient de traverser l’Europe et l’Atlantique. Il est impatient, il pense à sa famille, là-bas dans le Mississippi qu’il n’a pas vue depuis depuis des années. Il a encore un bout de chemin à faire avant d’arriver à Jackson, sa ville natale. Wendell Tandy fait attention au moindre de ses gestes, regards, peut-être mêmes à ses pensées. Son chez lui est presque aussi dangereux que le front qu’il vient de quitter.
Wendell Tandy est noir. Quand le train Pontchartrain franchit la ligne Mason-Dixon, qui délimite la frontière entre les anciens Etats esclavagistes et les Etats libres, il est presque en territoire ennemi. Mason-Dixon Line, c’est la frontière historique, politique, symbolique entre le Nord et le Sud des Etats-Unis. Au Nord, la Pennsylvanie. Au Sud, le Maryland.





Au Sud de la ligne Mason-Dixon




A partir de Baltimore, Wendell Tandy a peu de chance d’obtenir à manger dans le restaurant du train, là où les prisonniers de guerre allemands sont assis confortablement. Lui est assis dans un autre wagon réservé aux Noirs, plus petit, plus pourri, plus inconfortable.

Au Sud de la ligne Mason-Dixon, Wendell devra s’asseoir au cinquième rand à l’arrière du bus dans les espaces réservés à ces compagnons de couleur et laisser sa place au Blanc qui la réclamera, boire à la fontaine marquée « colored », descendre du trottoir pour laisser passer le visage pâle, faire attention à ne pas dépasser un conducteur blanc en voiture… S’il ose lever les yeux sur la femme blanche qui attend son billet à l’autre guichet, séparé du sien par un cordon sanitaire de 7,5 mètres dans la station de bus de Louisiane, Wendell risque sa vie. Wendell Tandy sait qu’il doit rester à sa place, dans un état social et psychologique d’esclave.









Strange Fruits




Il a peut-être entendu Billie Holiday interpréter le poème d’Abel Meeropol, Strange Fruits, réquisitoire contre les lynchages couramment pratiqués dans le sud des Etats-Unis.

Southern trees bear strange fruit
Blood on the leaves
Blood at the root
Black body swinging in the Southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees

Les arbres du Sud portent un étrange fruit,
Du sang sur les feuilles,
Du sang aux racines,
Un corps noir qui se balance dans la brise du Sud,
Etrange fruit suspendu aux peupliers.

L'histoire de Jim Crow



Wendell est un personnage fictif, une invention de Jerrold M.Packard, auteur de American Nightmare : The History of Jim Crow. Un produit de l’imagination pourtant ancré dans la réalité américaine. Celle de Jim Crow. Un personnage sorti des shows musicaux du 19e siècle dans lesquels les Blancs imitaient des danseurs noirs. Jim Crow, le nom donné au système ségrégationniste qui se met en place après la guerre de Sécession. 1865 ? L’Amérique n’a plus d’esclaves. 1965. Un siècle et plusieurs années de lutte pour les droits civiques pour que les descendants d’esclaves aient les mêmes droits que leurs compatriotes blancs.

Que faire d’Hitler si on le capture vivant ? Dans les derniers mois de la Seconde guerre mondiale, un soldat noir-américain, réel celui-ci, répond : « Peignez le en noir et condamnez le à vie dans le Mississippi ! »

C’est presque là que je vais, une quarantaine d’année après le passage du Voting Right Acts qui a mis un terme à la règle du Separate but equals, « égaux, mais séparés ». On est en 2007, mais je me prépare mentalement à voir un monde en noir et blanc. Le Sud des Etats-Unis. C’est presque là que je suis déjà.

Baltimore, samedi 10 mars 2007



Hier, j’ai franchi la ligne Mason-Dixon. Jim Crow est bien loin. Quarante après, le Maryland a son musée consacré à l’Histoire et la culture afro-américaine, le Reginald F. Lewis museum, du nom d’un avocat et philanthrope noir né à Baltimore, fondateur du premier cabinet d’avocats afro-américain de Wall Street. Baltimore, la ville où Billie Holiday a passé les premières années de sa vie. Pennsylvania Avenue, l’artère noire principale sous Jim Crow, qui abritaient les clubs de jazz, centre de la vie à l’époque, est maintenant au coeur d’une banlieue pourrie où peu de gens sont prêts à mettre les pieds. « Honey, you don’t wanna go there », me dit une gardienne du musée. « Chérie, tu ne devrais pas mettre les pieds là-bas. »

De Baltimore à La Nouvelle-Orléans


Les Noirs, majoritaires à Baltimore, ne s’assoient plus au cinquième rang des autobus. Mais ils peuplent les autobus bien plus sûrement que les Blancs qui ont en général les moyens de s’acheter une voiture. La ligne de démarcation a glissé, mais elle est toujours là. La ségrégation est morte. Pas le racisme, ni les inégalités.

Je prends le métro en me demandant si je suis censée prendre un transfert pour le train de banlieue… Un type me répond que non, qu’il faut acheter un autre ticket. Il sort son porte-monnaie, au cas où je n’ai pas assez d’argent. Je me marre. Il est black. Ça fait bizarre de voir la vie en noir et blanc. Je ne suis pas habituée. Je ne suis même pas habituée à faire gaffe à l’âge ou au sexe des gens avec qui je parle.

Je suis chez Judith et Jeffrey Kremen, les parents d’une amie, Sarah, que j’ai connue en France. Ils sont cultivés, libéraux (au sens américain du terme), juifs, mais pas religieux. Pour moi, ils sont très européens. Quand Adelaïde, la mère de Judith, cherchait une maison à Washington après la guerre, les bus étaient encore ségrégués. « A l’époque, des règlements attachés à la terre interdisaient de vendre à des Noirs ou à des Juifs », me dit Judith. Elle est historienne, incollable sur beaucoup de sujets. C’est la fille de sa mère, Adélaïde, 94 ans, toujours bon pied bon œil, qui lit le journal tous les jours et est au courant de tout ce qui se passe dans le monde.

Mercredi 14 mars Un aéroport nommé Louis Armstrong



Baltimore a un musée. La Nouvelle-Orléans a un aéroport baptisé Louis Armstrong. Comme une mémoire collective qui cherche le pardon. Je survole le cœur du Sud. Je voulais prendre le temps d’arriver à La Nouvelle-Orléans. Y aller lentement, trouver un angle d’attaque. Voyager en train ou attraper un bus Greyhound. Mais je prends l’avion. Je suis pressée.

Demain, je dois rencontrer Denise Duffy à La Nouvelle-Orléans. Denise Duffy est la co-fondatrice de Music Maker Relief Foundation, une organisation à but non lucratif qui vient en aide aux musiciens inscrits dans les traditions musicales du Sud des Etats-Unis. Denise est la directrice administrative de cette association fondée avec son mari, Tim, en 1994. Grâce à Music Maker, j’ai découvert en France, à Blues Passions, le festival de blues de Cognac, des musiciens comme Adolphus Bell.
En 2005, il a fait entendre son blues du delta au festival de Nancy Jazz Pulsations, a joué avec Taj Mahal au Costa-Rica et s’apprête à partir en tournée à travers l’Europe, l’Amérique du Sud et les Etats-Unis.
Adolphus Bell, flamboyant dans son costard blanc, vivait il y a quelques années encore dans une caravane à Birmingham, Alabama. Music Maker lui a payé des dents, l’a aidé à réparer sa voiture et récupérer sa guitare laissée en gage au mont-de-piété.

Music Maker lui a offert une carrière après 35 longues années à essayer de survivre tant bien que mal, plus mal que bien.

Pour un Louis Armstrong, combien de musiciens talentueux laissés dans l’oubli ?

New Orleans, berceau du jazz




Tout le monde n’a pas la carrière de celui qui est venu à personnifier LE jazz. Louis Armstrong est l’enfant de la Big Easy, né au tournant du 20e siècle dans un quartier si engageant qu’il était surnommé The Battlefield, le champ de bataille. On n’en voit plus guère de trace aujourd’hui. Au coin de Loyola et Perdido, les gratte-ciel et l’hôtel Holidays Inn ont pris la place des bicoques dans lesquelles le petit Louis livrait le charbon aux prostituées pour le compte d’une famille d’immigrants juifs de Russie. Louis a appris à manier la trompette. C’est moins connu, mais il portait aussi l’étoile de David, en hommage à cette famille qui l’a nourri et s’est occupé de lui.

Le Battlefield, c’est aujourd’hui le quartier des affaires.

Jeudi 15 mars Sur Canal Street




Le type de l’India House me dit que tout le quartier au nord de Broad Avenue s’est retrouvé noyé après Katrina. Je descends deux blocs sur Canal Street. Fenêtres condamnées, portes défoncées, enseignes tordues… Je me promène sur l’avenue, le cœur ouvert à l’inconnu. Mais je ne suis vraiment pas sur les Champs-Elysées.

Un tour des dégâts





Des travailleurs s’activent devant un immeuble pourri. Je prends des photos « Le toit a été soufflé », me dit un type à casquette. Il s’appelle Dave, me tend la main en me demandant d’où je viens. « From France ? So you don’t hate us there? » « De France, alors vous ne nous détestez pas là-bas ? » J’ai droit à une visite des dégâts. Le rez-de-chaussée noyé, ravagé. « Ce n’est pas juste l’ouragan, il y a surtout eu des pillages partout en ville. Ils ont tout arraché, les câbles, les fils électriques, les tuyaux de gaz… La Nouvelle-Orléans a autant souffert de Katrina que des pillards. »

En face, Dave me montre une école qui a rouvert il y a quelques mois. Il en a sorti 40 bennes d’ordures. Dave a une Harley, il veut me faire faire le tour des dégâts jusqu’à Biloxi, Mississippi, le long du golfe du Mexique. Cette partie de la côte qui a pris de plein fouet l’ouragan. Dave me laisse son numéro de téléphone. Je prends.

La Nouvelle-Orléans préservée





Comme je prends le tramway sur Canal Street. Je descends vers le Mississippi, vers le cœur historique de La Nouvelle-Orléans. Et je ne vois plus les traces de Katrina. Pour peu que l’on reste dans les quartiers touristiques, Le Vieux Carré ou le Garden District, construits au-dessus du niveau de la mer, la Nouvelle-Orléans ressemble aux photos des dépliants touristiques. Avec ses villas, ses façades colorées et ses balcons en fer forgé. Inviolée.

Bourbon Street, un mythe qui a vécu


On n’erre pas dans le French Quarter (le Vieux Carré) comme on erre au nord de Canal Street. Dans Bourbon Street, je croise des touristes avec des tee-shirts Mickey, passe devant des enseignes de femmes aux seins nus, suis assaillie par des néons et une musique agressifs. Bourbon Street est comme ses mythes qui ont vécu et ne vivent plus. Un piège à touristes. Le pire, c’est que tout le monde le sait et que tout le monde y va.

Avec Denise Duffy


Dans un supermarché de quartier, j’appelle Denise Duffy. Elle arrive de Durham, Caroline-du-Nord, là où est basé Music Maker. Cinq minutes plus tard, Denise est là, à l’avant d’un vieux break Chevrolet qui déboule au coin de Royal et St Peter et me klaxonne. Des bonshommes miniatures autour d’un drapeau américain sont assis sur le tableau de bord.

Je fais « Nice to meet you ».

Bienvenue à La Nouvelle-Orléans



Cheveux longs, moustache tombante, lunettes rondes, aussi balaise qu’un sandwich SNCF, le conducteur a un physique à la Willy Deville. A l’arrière, une blonde m’ouvre la portière et tend une bouteille de liqueur en guise de présentation. Bienvenue à La Nouvelle-Orléans, la ville Orangina. Mais je n’ai même pas besoin de secouer. A La Nouvelle-Orléans, la pulpe ne reste pas en bas. Elle flotte partout, du goulot jusqu’au cul de la bouteille.

Denise me présente. Willy Deville s’appelle en fait Mickey. Ou Slewfoot. Ou encore Daniel McLaughlin d’après son état-civil. Sa compagne de scène et de vie s’appelle Cary Bee, ma fournisseuse officielle de liqueur. Il est guitariste et harmoniciste. Elle est bassiste. Ils ont fait Blues Passions l’été dernier, ont adoré et m’accueillent comme s’ils me devaient une faveur, alors que pour la première fois depuis quatre ans, je n’étais pas à Cognac cet été là.

Cary a les dents de devant toutes croches. Elle a été agressée il y a un mois, est tombée tête en avant sur le trottoir. Cary me lance : « Je suis contente que tu sois française. L’Amérique est si pourrie. Ici, si tu n’as rien, tu n’es rien. Il y a les have et les have not. » Pas besoin d’être devin pour savoir que Mickey et Cary font partie des have not, de ceux qui n’ont rien, ou pas grand-chose. Ils n’ont pas, mais ils me plaisent déjà.

Une vieille histoire


Entre Tim Duffy et Mickey, c’est une vieille histoire. Tim, guitariste, l’a rencontré dans un club de Durham au début des années 90. A l’époque, Mickey animait une émission de radio sur le blues sur le campus de l’Université de Duke. Music Maker a produit les deux derniers CD de Slewfoot et Cary B. Un troisième s’apprête à sortir.

Les liens se sont encore renforcés après Katrina. Mickey et Cary sont restés deux mois chez Denise et Tim Duffy. Ils étaient en Virginie occidentale, où vivent les parents de Cary, quand l’ouragan a frappé La Nouvelle-Orléans. Ils ont eu du bol. Leur appartement, en hauteur et à l’abri des vents dans le Garden District, n’a pas souffert. Mickey et Cary ne sont revenus à La Nouvelle-Orléans qu’après Noël.

« Ah ! Encore un autre musicien, pauvre et noir »


On est sur Frenchmen Street, à deux pas du French Quarter, dans un petit resto italien au-dessus d’un club. Je mange des pâtes avec des huîtres assaisonnées au pernod. C’est super bon. La Nouvelle-Orléans, ville à part aux Etats-Unis pour sa culture musicale et sa bouffe. « Katrina a été particulièrement dévastateur pour les musiciens, me dit Denise devant son plat de poisson. Ici, ils peuvent jouer toute l’année dans les clubs. La fermeture de la ville a été terrible pour eux. » Je bouffe, les oreilles grandes ouvertes.

Denise poursuit : « Tu dois savoir qu'ils n’ont pas de reconnaissance ici en tant que musiciens. Aux Etats-Unis, les gens disent « Ah ! Encore un autre musicien, pauvre et noir ». Je ne peux même pas te dire ce qu’apporte pour eux une tournée en Europe. La reconnaissance qu’ils ont là-bas change complètement la façon dont ils se voient. Nous, en tant que producteurs, on voit la différence y compris dans leur façon de jouer. Ils s’améliorent, ils jouent mieux. Parce qu’ils s’estiment enfin. »

Enracinés dans la musique du Sud



Assistance pour les besoins de la vie quotidienne, développement professionnel, programmation de tournées internationales, fonds d’urgence pour les musiciens de La Nouvelle-Orléans affectés par l’ouragan Katrina, l’aide apportée par Music Maker est diffuse. Et s’étend sur un vaste territoire: Carolines, Virginies, Kentucky, Mississippi, Alabama, Floride… Tout le Sud historique des Etats-Unis, et même au-delà. « On n’est pas rigides, certains artistes vivent ailleurs, mais ils doivent être enracinés dans la musique du Sud, blues, gospel, jazz, bluegrass... L’industrie musicale ne fonctionne pas pour ces artistes. Le business a fait son beurre sur leur dos, mais eux n’ont rien ».

Des jeunes pour reprendre le flambeau



Tout a commencé il y a treize ans avec un petit groupe d’artistes de Winston-Salem, en Caroline du Nord. « Dans le blues, toute l’attention se porte sur le delta du Mississippi, raconte Denise. On a passé beaucoup de temps à découvrir et enregistrer des artistes à l’Est du fleuve, des gens complètement laissés de côté… Mais on n’avait pas vraiment de vision à long terme, parce que ces artistes étaient déjà âgés. On pensait que la fondation vivrait cinq ans, dix ans tout au plus. Beaucoup d’artistes que l’on a aidés à nos débuts sont décédés. Mais on en découvre sans cesse de nouveaux qui reprennent le flambeau et aussi de plus en plus de gens prêts à soutenir notre projet. »

Comme Taj Mahal ou B.B. King, membres de la Fondation, qui mettent leur notoriété au service du projet. Soixante-quinze CD sont sortis sous le label Music Maker depuis les débuts. Cinquante autres sont en route. Les moyens étaient tellement réduits au début que Tim envoyait des courriers pour chercher des sponsors. « On n’avait pas les moyens de payer des factures de téléphone. »

« Notre relation avec la France est de loin la plus profonde »


Le budget annuel de Music Maker, qui était de 20.000$ en 1994, atteint aujourd’hui près de 600.000$. Les trois quarts apportés par des amoureux du blues, l’autre quart par des entreprises. Entre cent cinquante et deux cents artistes bénéficient aujourd’hui du soutien général de la Fondation, auxquels il faut ajouter cent musiciens de La Nouvelle-Orléans qui ont reçu et reçoivent une aide spécifique lié aux ravages de l’ouragan Katrina. « On a collecté 200.000$ après la catastrophe, précise Denise.Dans les premiers jours, les besoins les plus pressants étaient de trouver des hébergements. A long terme, il faut reconstruire des carrières. »

De manière générale, les besoins sont énormes. « Ils sont bien plus importants que nos ressources, continue Denise. Ça nous oblige à nous concentrer sur les artistes pour lesquels on peut faire une différence. Sinon, on y perdrait notre cœur. »

Ils sont quatre salariés à temps plein, dont une Française qui vient de terminer la version francophone du site Internet. Pourquoi le français ? « Parce que nos attaches avec la France sont beaucoup plus fortes qu’avec n’importe quel autre pays en dehors des Etats-Unis, répond Denise. Notre meilleure vente à ce jour est la compilation « The Last and Lost Blues Survivors », sortie sous le label français Dixiefrog. Depuis la création de notre partenariat avec Dixiefrog, le soutien qu'a apporté le public français à Music Maker n'a cessé de croître. On a des relations en Argentine et en Australie, mais notre relation avec la France est de loin la plus profonde et la plus significative pour les artistes comme pour notre Fondation. »

Les freaks... plus forts que les autres ?



L’été 2006, Blues Passions a consacré une soirée spéciale de son festival aux artistes de La Nouvelle-Orléans. La Nouvelle-Orléans brisée, La Nouvelle-Orléans martyrisée. La Nouvelle-Orléans pas encore libérée. Une partie des artistes aidés par Music Maker n’habite plus là. « Il y en a peut-être la moitié qui reste dispersée dans le reste du pays et ne souhaite pas forcément revenir, reprend Denise. La crainte est que les promoteurs profitent de ce vide et de la reconstruction pour transformer la ville. Personne ne veut voir les pauvres revenir. Heureusement, il y a encore des freaks qui vivent ici. Mais peut-être que les freaks sont plus forts que les autres… » C’est une question plus qu’une affirmation.

Dissertation sur les Freaks...


Freaks. Voilà le mot que je cherchais. Je cherche encore la bonne traduction en français. Freaks, comme le film de Tod Browning traduit en France par Freaks, la monstrueuse parade. Dans le dico, je ne trouve que des synonymes négatifs : marginaux, inadaptés, paumés, antisociaux… Alors que je pense tout le contraire. Ils sont bien mieux. Ils n’ont pas de maison en banlieue, pas de SUV rutilants, pas d’heures de bureau à respecter, ni d’assurance sociale. A bien des égards, ils vivent en marge de cette société d’abondance.

Mais antisociaux ? J’ai tendance à penser que vivre en banlieue dans un ghetto de riches protégé par des gardes de sécurité est un signe d’antisociabilité beaucoup plus marqué. Les monstres ne prennent pas la forme que l'on croit. Les vrais monstres n'en ont pas l'apparence. On est monstre dans les faits, les actes. Comme dans le film de Tod Browning.

Les freaks sont au contraire les premiers à parler et tendre la main à l’étranger. Je suis une étrangère et je ne trouve pas le bon mot dans ma langue pour les désigner.

Frenchmen Street, si près, si loin de Bourbon Street


22h. Au Cafe Negril, Slew, Cary, Mark et Andrew démarrent leur concert. Andrew est un jeune batteur, discret, un sourire toujours en coin. Mark joue de la guitare électrique avec le trio. Quand leurs emplois du temps correspondent. Frenchmen Street. C’est là que ça se joue aujourd’hui. The Spotted Cat, Snug Harbor, Check Point Charlie, Cafe Brazil, D.B.A… De toutes les portes s’échappent des notes de musique. Si près, si loin de Bourbon Street.

Le Vaughan's, refuge des noctambules


Minuit. Kathie, une amie de Denise qui habite San Diego, débarque au Cafe Negril avec sa valise. Je croise Peter, un ami de la bande qui passe ses nuits à écumer les clubs. Il me griffonne des noms de bars et de stations de radio sur un post-it. Il insiste pour aller au Vaughan’s, un bar plus loin dans le quartier de Bywater, le long d’un de ces canaux qui a débordé les digues il y a 18 mois. On prend la voiture. Qu’est-ce que tu veux fumer ? Ben, rien merci, ça va.

On est au milieu de maisons en bois. A l’intérieur, les cuivres font la fête. Le Vaughan’s est plein à craquer. Ça déborde sous le porche dehors. « Si tu ne connais personne à La Nouvelle-Orléans, tu ne viens pas ici », me dit Peter. Je sens que Peter s’est assigné la tâche jouissive de me faire découvrir la vraie Nouvelle-Orléans. Celle qui existe encore. En dehors du French Quarter. Malgré Katrina.

Il est 3h du mat. Je suis naze, je ne peux plus écouter quoi que ce soit. Slew est dans le même état. Il me reconduit à l’India House. On traverse des quartiers, remonte Canal Street, tourne sur Lopez. « C’est pas un quartier sûr. Je vais attendre que tu sois rentrée dans le bâtiment pour partir. Il y a trop de problèmes. La criminalité est repartie à la hausse. »

A La Nouvelle-Orléans aussi, j’ai un papa et une maman.

Vendredi 16 mars On dirait le Sud et c'est joli...




J’apprends que c’est Spring Break, la pause de printemps dans les universités américaines. Les vacances avant les derniers examens. Je ne suis pas sûre qu’il y ait beaucoup d’étudiants à l’India House. Celle qui dort dans la même chambre que moi est italienne. Elle est venue seule depuis l’université de Caroline du Nord où elle étudie cette année. « Personne ne voulait venir avec moi à La Nouvelle-Orléans. Les autres sont tous partis à Disney World ou Las Vegas. »

Je reprends mes sacs. Aujourd’hui, je change d’abri. L’AJ n’a plus de lits pour le week-end. Je déménage à la frontière du Garden District dans la Saint-Charles Guest House. Il restait une chambre. C’est trois fois plus cher que l’India House. Mais après, je dormirai sur le canapé de Slew et Cary, à quelques blocs de là. « Pourquoi tu dépenserais ton argent dans un hôtel ? Viens plutôt chez nous. » Ça tombe bien, ils habitent chez eux, pas chez une copine.

Je rejoins Denise et Kathie au Corn Stalk, un hôtel beaucoup plus classe dans le French Quarter. Il fait beau, on boit du vin sur la terrasse. On dirait le Sud. Des attelages de touristes défilent sous les fenêtres, s’arrêtent systématiquement pour prendre la façade en photo. A l’arrière, un autocollant dit « The Good Old Days ».

Sainte Catherine, patronne de la Clinique des Musiciens


Mickey passe nous prendre. Il nous conduit à la New Orleans Musicians’ Clinic, la Clinique des musiciens de La Nouvelle Orléans, une autre organisation à but non-lucratif. Des photos de musiciens ornent les murs de la salle d’attente. Fondée par un couple de philanthropes, Johann et Bethany Bultman, en 1998, la clinique offre des soins à prix très réduits aux musiciens de la ville. Le monde est petit. La directrice est une compatriote bordelaise, Catherine Lasperches. C’est la fin d’après-midi. Elle est seule, remplit des dossiers.
Catherine Lasperches est « Family Nurse Practitioner », un titre qui n’existe pas en France.
« En gros, j’ai la charge de travail d’un médecin avec le salaire d’une infirmière », rigole Catherine. Slew m’a prévenu. « She’s a Saint ». La patronne qui veille sur les musiciens de La Nouvelle-Orléans est toute menue et a les traits tirés d’une femme qui travaille trop. Elle est seule à gérer la clinique. Ils étaient environ 900 musiciens résidents de l’Etat de Louisiane à fréquenter l’établissement avant Katrina.
Ils sont près de 1.400 aujourd’hui, dont 350 à Los Angeles.
« C’est là que nous envoyons des patients pour un traitement contre les addictions liées à l’alcool et aux drogues. Ils restent un mois en traitement. Le voyage est pris en charge. »

Johann et Bethany Bultman, philanthropes


En pratique, la clinique fonctionne grâce à un partenariat entre la Louisiana State University (équivalent d’un centre hospitalier universitaire) et l’organisation religieuse des Filles de la Charité de Saint Vincent de Paul. Sans Johann Bultman, directeur du centre de soin communautaire des Daughters of Charity de La Nouvelle-Orléans et sa femme Bethany, journaliste et écrivaine, il est peu probable que le Centre médical de l’Université de l’Etat de Louisiane aurait spontanément offert des soins aux plus démunis.

« On leur a forcé la main », résume Bethany. En amoureux de La Nouvelle-Orléans et de ceux qui font exister la ville dans le monde : ses musiciens. Ces musiciens qui meurent jeunes de maladies qu’il aurait été facile de soigner, diabète, maladies du cœur, maladies pulmonaires, tension élevée... Repas décalés, manque de soleil et de sommeil, rythme de vie en dents de scie, dépendance à l’alcool et au tabac, les musiciens sont une population à risque.

« Soigner l'esprit, le corps et l'âme »


La Louisiane bat de tristes records en matière de pauvreté et de santé aux Etats-Unis. Un habitant de La Nouvelle-Orléans sur quatre vit en-dessous du seuil de pauvreté. Les musiciens battent de tristes records de pauvreté et de santé en Louisiane. C’est peu dire. Aux Etats-Unis, un patient arrivant aux urgences doit être quand même pris en charge, même sans assurance et sans argent. Mais souvent trop tard. « Je suis journaliste et j’en avais marre d’écrire sur des musiciens qui mouraient aux urgences de maladies qu’on aurait parfaitement pu traiter, dit Bethany Bultman. C’est pour ça qu’on a créé la clinique des musiciens. Pour soigner l’esprit, le corps et l’âme de ces grands musiciens de La Nouvelle-Orléans. »

La clinique des musiciens est la seule institution de ce genre aux Etats-Unis. Une institution qui est à la merci du moindre revers de fortune. En 2002, le New Orleans Jazz & Heritage Foundation, partenaire originel, a retiré sa donation annuelle de 50.000$. Bethany court après les donateurs.

Quand on sait qu’une consultation pour un psy tourne autour de 450$, qu’un généraliste coûte à peine moins, environ 400$, on comprend l’importance du service offert. Examen complet, tests en laboratoire, médicaments à prix réduit, la Clinique est une bouée de sauvetage pour nombre de musiciens.

(photo Sydney Byrd)

« Le système de soin s’est écroulé »


Dans La Nouvelle-Orléans post-Katrina, il ne reste plus que l’hôpital de la Louisiana State. « Le problème, c’est que l’hôpital universitaire a très peu de lits, dit Bethany. Les Sœurs ont rouvert des cliniques de quartier et offrent des services de soins et des médicaments aux travailleurs pauvres, mais il est peu probable que l’Hôpital de la Charité rouvre ses portes. La ville, l’Etat et les Fédéraux se disputent pour savoir où reconstruire un nouveau Charity Hospital. La Nouvelle-Orléans ou Baton Rouge ? S’ils se mettent d’accord, ça prendra au moins huit ans. »

Pendant ce temps là, les médecins et spécialistes se font toujours rares à La Nouvelle-Orléans. La ville, qui comptait quelque 485.000 habitants avant l’ouragan, n’aurait aujourd’hui récupéré qu’à peine la moitié de sa population originelle. « Le système de soin s’est écroulé : il ne reste que le minimum, dit Catherine Lasperches. Depuis la fermeture de l’hôpital de la Charité, on n’a plus les moyens de faire de la médecine préventive. Aujourd’hui par exemple, on ne peut plus faire de colonoscopie. Des psychiatres, des othorino-laryngologistes sont très difficiles à trouver. »

25$ ou un "terminologiste" ?


Contre 25$, Catherine reçoit les patients dans une salle, rend un diagnostic et réfère les patients à des spécialistes. Certains sont bénévoles, comme Amy, assistante sociale et conseillère psychologique. Un kiné, un psychiatre, un rhumatologue, un chiropracteur et un médecin de rééducation fonctionnelle donnent aussi de leur temps. Les autres, qui travaillent pour l’hôpital universitaire, offrent des discounts sur leurs services en fonction des revenus des patients.

« Mon travail consiste principalement à m’assurer que les patients vont voir le bon médecin », dit Catherine. Intimidés par un système auquel ils sont peu habitués, les pauvres préfèrent ne pas trop s’en approcher. Ou quand ils y vont, c’est à reculons. A tel point qu’il y a quelques jours, un musicien pensait avoir un rendez-vous avec un « terminologiste ».

Je ne suis pas sûre de piger toutes les subtilités du système américain. « Comment savez-vous que les gens qui viennent ici sont musiciens ? », demande Denise Duffy. « On le sait, répond Catherine. De toute façon, au pire, on soignerait d’autres pauvres gens qui ont besoin d’une aide médicale. »