mardi 17 avril 2007

Avant-Propos


New York, Penn Station, 1947.
Wendell Tandy, officier américain, a des médailles sur son uniforme. Il vient de traverser l’Europe et l’Atlantique. Il est impatient, il pense à sa famille, là-bas dans le Mississippi qu’il n’a pas vue depuis depuis des années. Il a encore un bout de chemin à faire avant d’arriver à Jackson, sa ville natale. Wendell Tandy fait attention au moindre de ses gestes, regards, peut-être mêmes à ses pensées. Son chez lui est presque aussi dangereux que le front qu’il vient de quitter.
Wendell Tandy est noir. Quand le train Pontchartrain franchit la ligne Mason-Dixon, qui délimite la frontière entre les anciens Etats esclavagistes et les Etats libres, il est presque en territoire ennemi. Mason-Dixon Line, c’est la frontière historique, politique, symbolique entre le Nord et le Sud des Etats-Unis. Au Nord, la Pennsylvanie. Au Sud, le Maryland.





Au Sud de la ligne Mason-Dixon




A partir de Baltimore, Wendell Tandy a peu de chance d’obtenir à manger dans le restaurant du train, là où les prisonniers de guerre allemands sont assis confortablement. Lui est assis dans un autre wagon réservé aux Noirs, plus petit, plus pourri, plus inconfortable.

Au Sud de la ligne Mason-Dixon, Wendell devra s’asseoir au cinquième rand à l’arrière du bus dans les espaces réservés à ces compagnons de couleur et laisser sa place au Blanc qui la réclamera, boire à la fontaine marquée « colored », descendre du trottoir pour laisser passer le visage pâle, faire attention à ne pas dépasser un conducteur blanc en voiture… S’il ose lever les yeux sur la femme blanche qui attend son billet à l’autre guichet, séparé du sien par un cordon sanitaire de 7,5 mètres dans la station de bus de Louisiane, Wendell risque sa vie. Wendell Tandy sait qu’il doit rester à sa place, dans un état social et psychologique d’esclave.









Strange Fruits




Il a peut-être entendu Billie Holiday interpréter le poème d’Abel Meeropol, Strange Fruits, réquisitoire contre les lynchages couramment pratiqués dans le sud des Etats-Unis.

Southern trees bear strange fruit
Blood on the leaves
Blood at the root
Black body swinging in the Southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees

Les arbres du Sud portent un étrange fruit,
Du sang sur les feuilles,
Du sang aux racines,
Un corps noir qui se balance dans la brise du Sud,
Etrange fruit suspendu aux peupliers.

L'histoire de Jim Crow



Wendell est un personnage fictif, une invention de Jerrold M.Packard, auteur de American Nightmare : The History of Jim Crow. Un produit de l’imagination pourtant ancré dans la réalité américaine. Celle de Jim Crow. Un personnage sorti des shows musicaux du 19e siècle dans lesquels les Blancs imitaient des danseurs noirs. Jim Crow, le nom donné au système ségrégationniste qui se met en place après la guerre de Sécession. 1865 ? L’Amérique n’a plus d’esclaves. 1965. Un siècle et plusieurs années de lutte pour les droits civiques pour que les descendants d’esclaves aient les mêmes droits que leurs compatriotes blancs.

Que faire d’Hitler si on le capture vivant ? Dans les derniers mois de la Seconde guerre mondiale, un soldat noir-américain, réel celui-ci, répond : « Peignez le en noir et condamnez le à vie dans le Mississippi ! »

C’est presque là que je vais, une quarantaine d’année après le passage du Voting Right Acts qui a mis un terme à la règle du Separate but equals, « égaux, mais séparés ». On est en 2007, mais je me prépare mentalement à voir un monde en noir et blanc. Le Sud des Etats-Unis. C’est presque là que je suis déjà.

Baltimore, samedi 10 mars 2007



Hier, j’ai franchi la ligne Mason-Dixon. Jim Crow est bien loin. Quarante après, le Maryland a son musée consacré à l’Histoire et la culture afro-américaine, le Reginald F. Lewis museum, du nom d’un avocat et philanthrope noir né à Baltimore, fondateur du premier cabinet d’avocats afro-américain de Wall Street. Baltimore, la ville où Billie Holiday a passé les premières années de sa vie. Pennsylvania Avenue, l’artère noire principale sous Jim Crow, qui abritaient les clubs de jazz, centre de la vie à l’époque, est maintenant au coeur d’une banlieue pourrie où peu de gens sont prêts à mettre les pieds. « Honey, you don’t wanna go there », me dit une gardienne du musée. « Chérie, tu ne devrais pas mettre les pieds là-bas. »

De Baltimore à La Nouvelle-Orléans


Les Noirs, majoritaires à Baltimore, ne s’assoient plus au cinquième rang des autobus. Mais ils peuplent les autobus bien plus sûrement que les Blancs qui ont en général les moyens de s’acheter une voiture. La ligne de démarcation a glissé, mais elle est toujours là. La ségrégation est morte. Pas le racisme, ni les inégalités.

Je prends le métro en me demandant si je suis censée prendre un transfert pour le train de banlieue… Un type me répond que non, qu’il faut acheter un autre ticket. Il sort son porte-monnaie, au cas où je n’ai pas assez d’argent. Je me marre. Il est black. Ça fait bizarre de voir la vie en noir et blanc. Je ne suis pas habituée. Je ne suis même pas habituée à faire gaffe à l’âge ou au sexe des gens avec qui je parle.

Je suis chez Judith et Jeffrey Kremen, les parents d’une amie, Sarah, que j’ai connue en France. Ils sont cultivés, libéraux (au sens américain du terme), juifs, mais pas religieux. Pour moi, ils sont très européens. Quand Adelaïde, la mère de Judith, cherchait une maison à Washington après la guerre, les bus étaient encore ségrégués. « A l’époque, des règlements attachés à la terre interdisaient de vendre à des Noirs ou à des Juifs », me dit Judith. Elle est historienne, incollable sur beaucoup de sujets. C’est la fille de sa mère, Adélaïde, 94 ans, toujours bon pied bon œil, qui lit le journal tous les jours et est au courant de tout ce qui se passe dans le monde.

Mercredi 14 mars Un aéroport nommé Louis Armstrong



Baltimore a un musée. La Nouvelle-Orléans a un aéroport baptisé Louis Armstrong. Comme une mémoire collective qui cherche le pardon. Je survole le cœur du Sud. Je voulais prendre le temps d’arriver à La Nouvelle-Orléans. Y aller lentement, trouver un angle d’attaque. Voyager en train ou attraper un bus Greyhound. Mais je prends l’avion. Je suis pressée.

Demain, je dois rencontrer Denise Duffy à La Nouvelle-Orléans. Denise Duffy est la co-fondatrice de Music Maker Relief Foundation, une organisation à but non lucratif qui vient en aide aux musiciens inscrits dans les traditions musicales du Sud des Etats-Unis. Denise est la directrice administrative de cette association fondée avec son mari, Tim, en 1994. Grâce à Music Maker, j’ai découvert en France, à Blues Passions, le festival de blues de Cognac, des musiciens comme Adolphus Bell.
En 2005, il a fait entendre son blues du delta au festival de Nancy Jazz Pulsations, a joué avec Taj Mahal au Costa-Rica et s’apprête à partir en tournée à travers l’Europe, l’Amérique du Sud et les Etats-Unis.
Adolphus Bell, flamboyant dans son costard blanc, vivait il y a quelques années encore dans une caravane à Birmingham, Alabama. Music Maker lui a payé des dents, l’a aidé à réparer sa voiture et récupérer sa guitare laissée en gage au mont-de-piété.

Music Maker lui a offert une carrière après 35 longues années à essayer de survivre tant bien que mal, plus mal que bien.

Pour un Louis Armstrong, combien de musiciens talentueux laissés dans l’oubli ?